Certes, cela doit m'arriver dans mon métier également et peut-être que, parfois, je ne laisse pas un souvenir si anodin que cela à l'un ou l'autre de mes élèves, mais j'avoue que je ne m'en étais guère préoccupé, parce qu'il me semble que leur propre personnalité prendra toujours le pas sur le modeste relais que j'aurai pu être. Et pourtant, un de mes relais à moi vient de disparaître.
Hormis un professeur de gréco-latine et son collègue de physique, je ne garde guère de souvenir de mes professeurs du secondaire : leur influence ne fut sans doute pas anodine mais je ne me sens guère tributaire à leur égard. S'ils m'ont transmis des connaissances, les deux autres m'ont légué leur curiosité et leur intérêt. De même, à l'université, j'estime devoir mon tribut à mon patron de mémoire, titulaire de la chaire de littérature belge, et à deux de ses collègues, un médiéviste, d'ailleurs télégénique, et un linguiste réputé. Là encore, les autres sombrent dans le maquis des anecdotes.
Seuls quelques collègues, malgré ma sociabilité naturelle, m'ont donné l'envie de poursuivre mon métier : l'un d'entre eux, Alain, est mort il y a quelques années ; l'autre, Edith, vient de décéder de ce qu'un abominable euphémisme nomme une longue et pénible maladie. Ils me manquent tous les deux, jusque dans leurs tics et leur manies ; les souvenirs restent intenses tant leur vie semblait prégnante, tant j'ai pu leur dérober ces parcelles de volontés, ces miettes de curiosité et cette profonde envie d'enseigner qui ont sans doute constitué le professeur que je suis devenu et qui, je l'espère, ne cessera jamais d'assumer la dignité de sa charge. Au fond, pour peu que nous puissions nous le rappeler, nous jetons nos petites bouteilles à l'avenir.
Mes lecteurs savent que je n'ai jamais sacralisé ni la mort ni le corps enseignant : pourtant, je n'admettrai jamais que quiconque remette en cause ces deux morts-là, comme je n'ai jamais admis que l'on touche au souvenir de mon père. Tous ceux qui m'ont forgé, de relais en relais, et qui poursuivent leur travail, souvent inconsciemment, je ne pourrai jamais les remercier par des mots : c'est le fil de ma vie de relais qui pourra, peut-être, leur rendre hommage, tant que je garderai la conscience de ce que je fais. Comme tous ceux qui m'ont transmis sans jamais réclamer le prix d'une quelconque dette, j'offre à qui veut en disposer ce que je peux donner.
Evidemment, les amateurs de modèles économiques ou de rentabilité concurrentielle, voire d'utilité, ne pourront jamais comprendre ce qui m'anime, à l'instar de mes proches collègues. Je ne le leur demande d'ailleurs pas : je n'ai pas besoin de leurs explications insignifiantes pour ne cesser de découvrir ce qui restera pour moi significatif dans ce cortège de ma mémoire, qui prend souvent la forme d'un ballet lumineux sous un soleil que rien ne vient éteindre, un cortège dont, pour une fois, l'individualiste que je suis accepte d'être un modeste participant.
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