Je m'étais promis de ne plus vous parler de Flaubert. Et puis, en me gratouillant la bedaine sans élégance, certes, mais devant un café brûlant, je n'ai pu m'empêcher de jeter un regard consterné sur un articulet d'un journal numérique à fort tirage : sans doute pour allumer les feux virtuels de nos passions mortes ?
En résumé, un papa horrifié d'un collège catholique huppé a découvert avec horreur que son bambin lisait, à l'instigation de son professeur de français, le roman
La nuit des enfants rois de Bernard Lenteric. L'horreur ne résidait pas dans la découverte que son fils fréquentait un collège catholique, ce que je pourrais comprendre pour avoir partagé cette même expérience, mais plutôt dans
les scènes de sexe et de viol présentes dans ce roman et dans un autre.
Il se fait que j'ai lu ce roman lors de mon adolescence : je ne l'avais pas aimé, non pas pour les raisons oiseuses du papa catholique ou pour les supposées perversités du roman qu'y trouve
un inénarrable psychologue, qui plus est écrivain réputé mais pas de moi, ce qui doit expliquer pas mal de choses. Simplement, ce n'est pas la crudité des scènes violentes qui m'avait choqué, puisque je conçois que décrire la violence n'est pas en faire l'apologue et parce qu'au fond j'aime la littérature à l'estomac : non, j'étais juste agacé par ce style rapide, prétendument à l'américaine alors qu'il y avait tellement mieux chez les Américains, justement ; l'exaspération me guettait lorsqu'une fin heureuse de pacotille mit fin à ce qui ne serait resté qu'un roman noir mineur, agréable mais vite lu. J'ai donc été étonné des bonnes réactions trouvées
ici et
là à son propos.
Ce n'est donc pas un bon roman, selon moi, que je vais défendre contre l'imbécillité coutumière qui tient lieu de réflexion à nos parents contondants, nos psychologues fumistes, nos journalistes en mal de copie à qui je pourrais prêter les miennes à corriger. C'est une liberté, de tout lire d'abord, d'enseigner ensuite, même si je ne connais pas le collègue incriminé.
Lorsque je lis, je ne cherche pas nécessairement ce qui pourrait choquer mes élèves : je voudrais simplement leur proposer des oeuvres qui ne soient pas fades et qui ne ressassent pas, à l'image de ces mauvais romans pour adolescents, les aventures de jeunes gens auxquels ils pourraient s'identifier, mais qui proposent l'évasion et aiguisent leurs sensations. Surtout, je voudrais leur permettre de se construire un goût de lecteur, leur donner envie de défendre jusqu'à la mauvaise foi ce qu'ils ont aimé, leur faire savourer le plaisir de démolir ce qui les a déçus ou ennuyés. Je me vois mal y parvenir avec des oeuvrettes consensuelles, même s'il faut parfois se détendre : en fait, à y bien réfléchir, je voudrais que mes élèves se créent un espace propre à l'évasion, un refuge, une île de saveurs dans ce monde en demi-teinte de notre quotidien. Il est vrai que je ne cède pas à l'irresponsabilité de leur faire lire n'importe quoi, la Bible (Onan, Pépère Noé, Moïse et son fiston, Sodome et Gomorrhe : et dire qu'il y en a qui se repaissent de ce genre de littérature tous les dimanches, quand ce n'est pas au catéchisme...) ou les ouvrages de Freud (dont la majorité se passe aux cabinets : une carrière de proctologue raté ?) ou encore les annales de Lacan, auprès duquel l'almanach Vermot n'est qu'une plaisanterie. Non, je leur fais lire des livres, y compris des livres voués aux gémonies (encore une belle invention !) comme
Lajja de Taslima Nasreen ou
Lolita de Nabokov, ne fût-ce que parce qu'il est toujours possible de s'arrêter de lire un livre, d'y réagir, contrairement à l'horreur quotidienne de l'actualité. Je leur fais lire aussi des livres parce que le lecteur peut respirer l'insoutenable sans s'y asphyxier. Je leur fais toujours lire des livres parce qu'ils nous imposent des défis.
Mais pourquoi
donner cette lecture à de si jeunes enfants ? Il est vrai que la question de la maturité se pose : je ne donnerais pas n'importe quel roman en lecture commune et sans doute pas à n'importe quel âge. Je prends mes responsabilités à cet égard, même si je constate qu'il est impossible d'échapper au risque ; je me souviens de scènes de films choquantes, de l'attrait du carré blanc de mon adolescence ; je me souviens d'avoir regardé, encore enfant, des tragédies shakespeariennes (sous-titrées, qui plus est !) ; je me souviens de jeux d'enfants qui tournaient à la bagarre : je pense y avoir survécu suffisamment pour écrire ce persiflage face à la sinistre bêtise. Sans doute ai-je la chance de ne pas avoir dû refouler ma violence naturelle, qui d'ailleurs ressort quelquefois faire sa petite promenade mais sans séquelles, et d'avoir pu m'assumer. Il est vrai que ce n'est pas l'école qui m'a donné cette chance mais mes parents : ils étaient attentifs à ce que je lisais sans me contraindre autrement.
Il est vrai aussi que je ne suis ni un papa catholique ni un psychologue réputé : je n'ai donc pas d'oeillères dont me parer.