dimanche, avril 27, 2008

Les fantasques aventures de Miss Bille : le mystère des archivistes disparus.

Miss Bille, enquêtrice de choc, ne pouvait se résigner aux éternels barrages de Madame Courteneau, digne bibliothécaire que la fréquentation des livres avait affublée de cette friabilité propre aux vieux manuscrits : et puis surtout, il lui fallait enfin apprendre la vérité sur cet archiviste mystérieux que personne, de mémoire de lecteur assidu, n'avait vu sortir, entrer ou travailler dans cette bibliothèque. L'énigme s'avérait propre à exciter les neurones toujours en éveil de notre enquêtrice : c'est donc d'une main alerte qu'elle se saisit de sa carte de lectrice, renversant ainsi le joli vase, cadeau d'une périgourdine, qui renversa son contenu sur un vrai tapis d'Occident brodé par des épouses de marins bretons disparus en mer, d'où le nom et le motif de la plage de Locquirec sous la pluie.

Nous résumerons en une ellipse fulgurante le parcours de notre détective afin d'épargner les nerfs déjà bien fragiles de son assureur et de ménager la susceptibilité des divers accidentés de la route ou du trottoir qui se retrouvèrent, ébahis, après une rencontre fortuite qui sur les genoux d'une vieille dame assise sur son banc et tricotant des mitaines, qui en pleurs dans les bras d'un gendarme compatissant et moustachu, qui le nez sur la pédale de frein et le pied gauche passant négligemment par la fenêtre à la suite d'un dérapage mal contrôlé. Nous devons pourtant à l'honnêteté de préciser que le dérapage n'était pas le fait du conducteur, hormis les écarts de langage postérieurs à l'accident, mais bien provoqué par Miss Bille, ce qui reste d'autant plus énigmatique qu'elle se déplaçait à pied.

Son arrivée à la bibliothèque fut, par contre, très discrète et elle profita d'une absence de Madame Courteneau, fascinée par un corps de balais et de plumeaux artistement éparpillés dans le couloir, pour plonger vers cet escalier secret où se trouvait probablement le donjon de l'archiviste, non sans avoir au gré d'une manoeuvre pas vraiment préméditée envoyé valdinguer l'intégrale de Jean D'Ormesson et celle de Fustel de Coulanges reliée en peau de zébu afin d'établir un barrage salvateur entre le monde du silence et des lecteurs et ses propres aventures.
Oserons-nous préciser que Miss Bille, enquêtrice, dévala quatre à quatre les onze marches de l'escalier, ce qui lui permit de rater les trois dernières et de heurter la porte de bois usé du bureau des archives. Assez logiquement, puisque tout est logique dans une enquête, une voix teintée de yiddish l'invita à entrer.

Après un rapide examen de ses multiples contusions, Miss Bille entra : deux hommes lui faisaient face. Le premier avait cet aspect efflanqué et distant des employés de mairie qui ont trop vu de mariages et qui rêvent de leur canapé quand la frimousse timide de la promise ose un oui ouaté tandis que le futur époux recompte sur ses propres doigts pour retrouver ce fichu annulaire ; le second, rondouillard et souriant, affichait des cernes de fatigue, une calvitie bien entamée et semblait porté par sa chemise raide. Autour d'eux des masses de papier même pas relié dévalaient en cascade de leurs bureaux par suite du double effet du courant d'air provoqué par la porte encore entrouverte et de la galanterie qui pousse encore les messieurs à se lever en présence d'une dame, fussent-ils archivistes mystérieux et elle enquêtrice de choc.

On se présenta : Miss Bille, je le rappelle pour ceux qui n'auraient pas suivi ; Jérôme Bartlebille rima l'efflanqué ; Isaac Laquedem dissona le second. Puisque l'on s'était nommé, Miss Bille attaqua et réclama ces ouvrages rares et précieux qu'elle demandait en vain aux étages mais que jamais, au grand jamais, Madame Courteneau n'avait pu lui délivrer à cause de l'archiviste. Elle avoua, ce qui est inopportun pour une enquêtrice mais passons, qu'elle comprenait d'autant moins que là où un seul archiviste, prétendument absent, pouvait venir à manquer, deux bien présents ne pouvaient s'abstenir. Bartlebille soliloqua un énigmatique : "Je préfère ne pas !" tandis que Laquedem soupira, ce qui fit un bruit de vieux gond entre ses dents usées. Il parla d'une voix douce.

Les livres n'existaient pas : c'étaient les lecteurs qui provoquaient la création en les demandant aux comptoirs des bibliothèques et les personnages qui devaient les constituer devaient alors rassembler les mailles et les décors de leurs récits afin de permettre aux lecteurs de rêver d'horizons lointains et de situations dramatiques. A chaque génération, les difficultés s'accumulaient : il fallait enterrer les personnages morts, détruire les décors obsolètes et procrastiner quand un lecteur scrupuleux réclamait telle ou telle oeuvre dont on pouvait pourtant penser que le temps avait effacé jusqu'au souvenir. Bartlebille était chargé de répondre à Madame Courteneau qu'il préférait ne pas chercher le livre demandé, ce qui avait réduit la brave dame, pourtant d'un naturel joyeux lors de son entrée en fonction, assidue aux tisanes arrosées d'anti-dépresseurs mélangés à des calmants, tant la voix de Bartlebille traduisait particulièrement bien son aspect spectral.

Bien sûr, l'essentiel de la littérature moderne fournissait ses propres personnages, en fait les auteurs eux-mêmes, et les décors étaient ceux d'appartements ou de maisons sises dans des villes connues de tous : d'ailleurs, qui s'intéressait encore aux décors ? Laquedem se retrouvait donc à devoir, depuis un certain personnage auquel il n'avait pas cru et pour lequel il n'osait toujours pas se prononcer, rédiger des oeuvres lues pour animer les pages blanches ou effacés des chefs d'oeuvre littéraires. Il devait rappeler les esprits de Sancho et d'Obéron, invoquer les mânes de Renart et de Sinbad, apprivoiser Moby Dick et Bagheera tout en recréant l'Atlantique, les Indes ou le pays gaélique. Et ce travail de titan durait depuis bientôt deux mille ans et sa fatigue s'accroissait de chaque cote reçue, dont les numéros kabbalistiques désignaient toute cette matière imaginaire qu'il faudrait associer, l'état requis pour le papier et même les caractères d'imprimerie qu'il faudrait utiliser. Avec tout ce travail, impossible de classer les archives de la réalité : l'imagination des lecteurs la dépasserait toujours.

Miss Bille, d'une petite voix, osa proposer son assistance aux deux archivistes épuisés et suggéra, pour les soulager d'un soupçon de leur peine, de lancer un jeu d'écriture auprès de ses compagnons virtuels afin que ceux-ci relancent des personnages vaguement inspirés de la réalité en les transformant en de belles illusions qui naviguent sur le réseau des affinités.

Cette solution fut adoptée et entra en vigueur ce 27 avril de l'an de Grâce deux mille et huit.


5 commentaires:

Anonyme a dit…

je n'aurai qu'un mot: GE-NIAL. J'adore, et je retrouve ce cerveau fantasque qui vous va si bien;-)

Anonyme a dit…

Jérôme Bartlebille, un personnag d'Herman Melbille. Bon sang mais c'est bien sûr !
Et dire que pendant tout ce temps nous avons travaillé sans le savoir pour la bibliothèque d'Annecy... Ah, elle est forte Madame Courteneau, elle est forte !

Anonyme a dit…

Cher Ubu,
Si j'en crois les théories de Jakobson, ton article nécessite plein de pré-requis pour être compris dans son intégralité:
message, destinateur, destinataire, contexte, code commun, contact, et évidemment, les fonctions expressive, conative, phatique, référentielle, métalinguistique et poétique...
Il est donc logique qu'un rustre inculte (est-ce une redondance partielle?) comme moi, s'abstienne.
Amitiés

Ubu a dit…

Chère Melle Bille,

Ravi d'avoir pu te procurer ce modeste plaisir ;) Je bois à ta prochaine enquête :-)

Cher Président,
Les machinations les plus complexes passent par Annecy : on néglige trop Annecy en diplomatie internationale ;-)

Cher Armand,
Les prérequis sont en lien mais comme nous sommes tous cinglés, je conçois quils soient difficiles à suivre ;)

Amitiés.

Tiphaine a dit…

Ah ! je me disais aussi !