vendredi, avril 20, 2007

Raison et sentiment ?


Je ne vais pas vous faire le coup de gloser aimablement sur les affres du coeur des jeunes bourgeois anglais du temps de Jane Austen. Je ne vais même pas vous asséner le rappel des épisodes de l'histoire artistique où l'idée de raison domina la passion : au fond, c'est fou le nombre de choses que j'ai pris l'habitude de ne pas faire...

Et pourtant, pour le simple quidam que je suis, l'appel aux émotions ou à la raison me laisse souvent perplexe. Oh, je ne parle pas de mes émotions intimes, que je ne vous raconterai pas, de crainte d'être assimilé à d'autres sites interdits aux mineurs : et puis, n'est-ce pas le printemps pour tout le monde ? Non, je songerais plutôt à la perte de substance que subissent la raison et les passions lorsqu'elles sont galvaudées au gré des discours officiels et, de fait, des impressions particulières.

Quand nous contraint-on à faire appel à la raison ? Lorsqu'il faut nous soumettre à une situation qui nous serait livrée, clés en main, comme un pavillon de banlieue standardisé ou une chalandonnette en série : le gros défaut de ces aimables architectures, en apparence confortable, réside dans leurs défauts qui en rendent l'occupation particulièrement nourrie en surprises diverses et variées. La raison politique nous ménage des effets similaires et le discours gestionnaire, qui a remplacé les idéologies, se nourrit de ses propres aberrations. A la veille de sa défaite en 2002, le très solennel (et mauvais perdant) Lionel Jospin, à propos des licenciements massifs dans le groupe Michelin, osa affirmer que lui, politique, n'avait aucun pouvoir sur l'économie de son pays. Quel sens des responsabilités politiques, quel talent de gestionnaire, quel beauté classique du héros antique qui, tel Sisyphe, nous affirmait autant son travail que l'inutilité de celui-ci ! En grand pédagogue, il nous rappelait que les politiques ne sont ni incompétents ni bons à tuer : ils sont entre les deux. Tout politicien affirme ses positions en fonction de chiffres, de statistiques, d'indicateurs de tendance, d'échos du pays réel, une sorte de florilège moderne des pensées creuses, mais rassurantes puisque rationnelles, de Joseph Prudhomme. Et c'est avec ce bon sens, très commun, qu'il doit nous convaincre de ses qualités de candidat au pouvoir, auquel l'électeur, dans un élan dont le rationalisme m'émeut - je ne vous dis même pas à quel point depuis la parité - doit l'envoyer avec des félicitations qui ne doivent qu'à la lucidité froide et équilibrée d'une raison au pinacle, donc immobile.

Après le temps de la raison, qui justifie toutes les inerties, vient le temps des sentiments : le candidat regarde la France, la Creuse, la Wallonie, l'arrondissement de Seveso-les-Berdouilles ou la circonscription de Trifouillis-les-Oies (biffer les mentions inutiles) les yeux dans les yeux. Ils communient dans les mêmes peurs et dans les mêmes rêves : et le spectateur de se sentir submergé par de vraies larmes, comme lorsqu'un notoire quelconque vient nous faire partager les désagréables sensations que lui procurent un furoncle mal placé ou des hémorroïdes particulièrement malveillantes. Notre candidat se lance ainsi à l'assaut de l'insécurité, au moyen d'un quelconque fait divers polymédiatisé tandis que d'autres faits, qui relèveraient de sa compétence sont prudemment circonscrits, ou entonne son chant de l'espoir en une reprise qui, de toutes façons, laissera sur le carreau certaines catégories de citoyens (la pudeur l'empêche de les nommer "électeurs", déclaration d'amour qui ne s'exhibe pas mais se sous-entend) lorsque sa raison aura repris le dessus, immédiatement après la formation de l'instance exécutive tant attendue, en tout cas par lui.

L'électeur mérite-t-il vraiment de telles danses cadencées, où le pas martial de l'oie gavée succède aux pirouettes opportunistes d'une valse, suivie bientôt d'une joyeuse farandole et de mon plus que probable lumbago ? Au fond, pourquoi pas ? Celui qui se méfie de la politique, au nom de sa raison ou de ses sentiments, se précipite vers de quelconques boutiquiers qui lui assènent leurs idéaux de bonheur formaté : entre croissance et consumérisme, avec les nécessités très logiques de l'ordre, pour que le système ne se casse pas la figure comme le passant imprudent qui se laissait distraire par une physionomie agréable, quoique manifestement de sexe opposé (enfin, là, je parle pour moi !). Ensuite, le citoyen "responsable", le consommateur méritant s'acquittent de leurs frustrations et leur trouvent des raisons. Et les uns de râler contre l'excès d'impôts, qui nuit à leur confort et leur donne l'impression de vivre dans un pays communiste lorsqu'ils s'acquittent de leur télé redevance ; les autres de s'emporter contre les "invasions barbares" qui nuisent aux peurs qu'ils pourraient secréter d'eux-mêmes, en pure autarcie ou en consanguinité bien comprise ; et tous de réclamer un camouflage des misères trop voyantes pour préserver leur illusion d'immunité et d'accuser les thermomètres de pointer leurs propres fièvres...

En fait, ni la raison ni les sentiments ne peuvent traduire nos mentalités : nous rêvons d'épure, comme si l'utopie se dessinait sous nos yeux, alors même qu'elle nous échappe chaque jour au gré de nos propres rancoeurs, fruits des frustrations que nous n'osons nous avouer. Notre exaltation des sentiments nous pousse au pathétique, même dans la recherche du plaisir ; notre envie de raison nous inscrit dans toutes les compromissions, jusqu'à mécaniser notre obéissance. Et nous poursuivons sans cesse ce rêve d'être ce que nous ne serons jamais dans un endroit qui n'existera pas : même l'ivresse de notre inconstance ne nous permet pas de l'oublier, fût-elle revêtue des hardes de la raison ou des guenilles du sentiment.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher Ubu,
Aurais-tu le sentiment d'avoir raison?
...Ou as-tu raison d'avoir des sentiment?
Amitiés.

Ubu a dit…

Cher Armand,
Si je dois te donner mon sentiment, c'est que j'ai mes raisons ;))